VII
LA neige du sari est celle qui dort, épaisse et étouffée, sur les versants d’ombre des hautes montagnes. Sanandra se dresse, nimbée de froid cassant, cernée de plis de givre. Le contact de ses bras nus sur la soie glacée me fait frissonner, malgré la chaleur déjà haute. La moire immaculée est longée d’un trait d’or unique et définitif, refusant l’artifice des méandres et des arabesques ; rien dans le vêtement n’est décoratif ni inutile, ce fil rectiligne et doré est nécessaire pour que resplendissent davantage les eaux froides du péplum.
Sanandra, vêtue d’hiver profond et de plis de nuages.
Il est neuf heures, second day in Bénarès. Finalement, j’ai dormi comme cela m’arrive peu. Elle siffle d’admiration. Ça, c’est magnifique : c’est moi qui l’admire et c’est elle qui siffle. Il faut dire que ce matin, mijotant au court-bouillon dans le nylon de ma chemise, je suis entré dans un bazar pour m’acheter une chasuble de coton flottant ; j’ai vu large, car les pans me descendent jusqu’aux genoux, mais c’est plus frais. Il a plu sans doute toute la nuit ; ce matin, un ban de brume flottait, masquant les toits, mais le soleil a séché le déluge en trois lampées rapides.
« Quelques minutes pour le petit déjeuner, dit-elle ; j’ai fait le programme de la journée : le Chowk et le temple de Dourga, c’est à l’extérieur de la ville. Vous êtes prêt ? »
Je m’élance en chevreau. J’ai quinze ans. Je vais passer un jour avec elle et ma chemise est neuve. La salle à manger de l’hôtel est presque déserte, simplement quatre Japonais super-lourds aux mollets triomphants et caméras scintillantes et un couple d’Allemands vénérables et corsetés ; lui semble inciter toute la Wehrmacht à sauter hors des tranchées dès qu’il demande une tartine.
Nous nous installons à l’écart et j’ouvre la bouche pour me lancer dans l’une de ces anecdotes impayables qui ont fait mon succès, lorsque éclate une voix en forme de cor de chasse :
« Sanandra Khanna ! »
Il est déjà là, moustache tirée au pinceau, bide en poire, pli du pantalon en rasoir, quatre mentons, godasses-compromis entre l’aristocrate anglais et le proxénète sicilien, sourires et gomina, mélange de Clark Gable et de Tartarin de Tarascon, avec quarante kilos de trop. Sanandra se pousse pour lui faire place et il déborde déjà du siège tandis que je serre une main en forme de jarret de veau et que mes narines subissent l’agression immédiate d’une eau de toilette lavande-patchouli mentholée qui me noie d’un coup dans les suffocations.
« M. Jean-François Varnier, un ami français. Antoine Cenderelli, correspondant en Inde de l’Agence France-Presse. »
Déjà deux boys sont aux ordres et repartent à toute allure avec la commande du nouvel arrivant ; il est question de toasts, de confiture, de café, de jambon frit, d’œufs brouillés, de jus d’orange et de whisky indien.
Sanandra me regarde avec une lueur de malignité tandis que j’émerge de l’océan des parfums.
« Alors, tonitrue Antoine, premier contact avec le pays ou vieux routier de la région ? »
Je mords dans ma tartine à la lavande.
« Premiers contacts, dis-je.
— Impression ? »
J’avale une gorgée de café au lait mentholé.
« Indicible, dis-je. Mlle Khanna est un guide fantastique. »
Eclat de rire qui manque soulever la table et dégage un orage de patchouli.
« Vous avez de la chance d’être tombé sur elle. Vous êtes allé voir Kharandastir ? »
Sanandra ramène un pli de son sari sur l’épaule.
« M. Varnier n’est là que d’hier. »
Le journaliste ébranle la table de sa fourchette.
« Il faut voir Kharandastir. Ce sont des ruines magnifiques. Une ville folle. Ce sont les Persans qui ont fait cela. Enfin pas les Persans, les… comment déjà ? »
Il met ses deux index à l’extrémité extérieure de chacun de ses yeux et tire sur la peau ; les pupilles disparaissent.
« Les Chinois ? » dis-je.
Sanandra s’étouffe dans son thé. Cenderelli avale deux œufs d’un coup et enfourne des serpentins de jambon frit.
« Non, les Mongols. Enfin pas les Mongols, ceux qu’ils appellent les Moghols, des types avec des moustaches et des sales gueules, les Tartares, quoi… »
Il engloutit son jus d’orange et je suis étonné de le voir reposer son verre sur la table ; j’ai cru qu’il l’ingurgitait avec.
« Pas vraiment des Tartares, des mecs qui venaient de… »
Son bras désigne vaguement le bar derrière lui, les hordes de Gengis khan vont surgir de derrière le comptoir.
« Enfin qui venaient de plus haut, bref, des brutes. »
Définitif et enrichissant : la ville de Kharan… quelque chose a été construit par des brutes. J’en apprends des choses en Inde.
Sanandra me regarde ; la connivence monte tandis qu’Antoine s’empiffre dans les nuages de senteurs violentes qui jaillissent par flots ininterrompus de chaque pore de sa peau ; même la confiture de myrtilles sent l’eau de Cologne.
« Vous irez voir les sculptures érotiques ? Tous les touristes vont voir les sculptures érotiques ; c’est pas mal, remarquez… Moi, personnellement, je trouve que les Indiens attachent trop d’importance à la chose, vous voyez de quelle chose je veux parler ? »
Je proteste que je ne suis pas complètement idiot, mais il ne m’écoute visiblement pas. Elle s’est réfugiée dans ses voiles immaculés et contemple le spectacle. Le journaliste, du jaune d’œuf sur le troisième menton et de la confiture jusqu’aux oreilles, est lancé.
« L’erreur, c’est que tout ce qui est du sexe est sacré, et à mon sens c’est exagéré, et en plus de ça les Anglais n’ont rien arrangé du tout. Pas de pot, les Indiens, non seulement ils ont eu Vichnou, mais en plus ils se sont fadé la mère Victoria qui les a encore plus coincés qu’ils ne l’étaient. Le résultat est épouvantable : six cents millions d’habitants, pas un bordel et les militaires se tiennent dans la rue par le petit doigt. Venez dîner chez moi demain soir. C’est O. K. ? »
Soûlé de paroles et de senteurs, je regarde Sanandra qui, à ma surprise, accepte. Je remercie Antoine Cenderelli à l’avance. Je viendrai avec un masque à gaz et des boules Quiès.
Dehors dans le soleil, c’est la ruée des conducteurs de rickshaw, des mendiants ; revoilà l’Inde.
« Pourquoi avez-vous accepté ?
— Il dit d’énormes bêtises, mais il connaît très bien la politique indienne ; c’est le meilleur spécialiste de l’économie asiatique qui puisse exister… et puis il a un excellent cuisinier et vous rencontrerez chez lui des gens intéressants. »
Les roues tournent, le dos nu du conducteur est plat et creusé comme une tuile à l’envers. Je me demande s’ils prennent double tarif lorsqu’ils transportent Cenderelli.
Voici le Chowk.
C’est le quartier des artisans. L’écheveau des ruelles semble noué par un dieu maladroit ou machiavélique.
Des enfants luisants et doctes massent de longues minutes, un visage qui vient d’être rasé ; cela vaut une piécette, de quoi manger pendant huit jours.
L’odeur des épices et des fruits trop mûrs plane si dense qu’en remuant les bras on a la sensation de pouvoir l’écarter.
« Lorsqu’un marchand des quatre-saisons de la rue Lepic est fatigué, il danse d’un pied sur l’autre et devient de mauvaise humeur. Ici, sur le marché du Gange, il pousse ses légumes et se couche sur la charrette. »
Sanandra rit.
« Et celui qui pourrait expliquer pourquoi l’un fait cela et l’autre autrement serait le plus grand savant en sciences humaines de tous les siècles. »
Ruelles des souks protégées par des toits de palmes et de chiffons. Il fait si sombre qu’en plein jour brûlent les lampes à huile. On carde le coton dans des placards de deux mètres cubes. Il fait cinquante degrés.
Le bras de Sanandra reste frais. Cela participe des mystères environnants.
Tintamarre des marteaux ; des enfants au crâne rasé déroulent les cylindres des boîtes de conserve et les clouent ensemble, les plaques assemblées deviennent des mallettes minuscules dans les mains d’un vieillard trente centimètres plus loin. Un Indien peut fabriquer un camion de quinze tonnes sur une surface grande comme une table de cuisine avec un marteau et quelques clous.
Dans un carton d’emballage, un cul-de-jatte répare les crevaisons des pneus de bicyclette en fondant le caoutchouc sur la blessure ; il entretient un brasier de brindilles dont la fumée monte le long des falaises des temples suspendus dans le vide. Nous sommes une densité d’un million au centimètre carré.
Je ne saurai jamais les noms de tous les dieux. Dans les échoppes, ils se chevauchent en cavaleries de cuivre et de bronze, entrelacés de serpents-spaghetti… le coin des Américains amateurs de bric-à-brac et de fausses antiquités. Une main soulève un diable de bronze ventru et vert-de-gris qui tire une langue démoniaque ; la main est délicate, une main féminine, sans os apparents. Mes yeux remontent le long du bras que couvre une veste d’homme d’un blanc de cygne. C’est un homme en effet, des joues lisses parfaitement épilées ; il examine la statuette et tout s’arrête d’un coup parce que j’ai senti le parfum.
C’est celui qui flottait hier soir… ; la photo : les tombes mouillées mêlées à l’odeur de sucre, le lent pourrissement des corolles. La vie s’est figée, prise dans un gel de peur.
Je sais que je l’ai déjà vu ; je sais même parfaitement où… Il était hier sur les berges à Kedar Ghat et il prenait des photos du fleuve… J’ai même pensé qu’il avait dû nous prendre avec le paysage, nous devions être dans le champ et…
« Regardez celui-là. »
Elle me tend un monstre à six têtes juchées sur un paon. L’odeur augmente, douloureuse.
« C’est Skanda, le chef de l’armée des bons esprits. »
Ne bouge pas la tête, Friquet, ne t’affole pas…
Cet homme n’est pas dangereux, cette rencontre est un hasard et c’est tout ; les touristes se retrouvent toujours dans les mêmes endroits, ne commence pas à voir du drame dans chaque…
Sanandra repose la statue et, lorsque je me tourne vers elle, la peur me saute au ventre : elle est pâle. Elle le connaît aussi, je le sais, et elle vient de l’apercevoir.
« Qu’y a-t-il, Sanandra ? »
Ma voix ne m’appartient plus ; c’est celle d’autrefois, celle de tout petit lorsque j’ânonnais une récitation que je ne savais pas.
Elle dégage son poignet que je dois serrer trop fort ; les mots ne passent pas. Cette fois, il faut que je sache.
Le démon grimace sur la tablette, sa langue touche son nombril sphérique. L’homme l’a reposé ; seul le parfum flotte encore. Il y a un vide à côté de moi.
« Qui était-ce ? Vous le connaissiez ? »
Elle fait non de la tête et m’entraîne.
J’ai son visage gravé en moi, je m’en souviendrai toute ma vie la face la plus douce que j’aie jamais vue, sans angles, une eau qui coule, délicate, et la fente entre les paupières, deux rasoirs glacés comme un hiver. Fragile et mortel… ; un costume blanc comme devaient en porter les Anglais de la belle époque.
Je dois le retrouver. Je l’avais là, j’aurais pu lui demander à quel jeu imbécile il jouait. Tout se recoupe parfaitement : il a glissé la photo sous ma porte, il nous a photographiés hier, aujourd’hui, il nous suit… Mais pourquoi tout cela ? Est-ce qu’elle peut le savoir ? Bon Dieu, je vais filer d’ici, je ne suis pas courageux, moi, un rien et je frissonne… Elle ne parlera pas. Quel lien entre elle et cet être blanc et lisse au parfum suri ?…
Oublie, oublie tant que tu peux, n’en parle pas, ne romps pas le charme.
A la hauteur d’un troisième étage, un manguier s’élance, arbre colosse dont les branches plongent dans les pierres d’un autel descellé où finit de mourir Shiva et sa danse arrêtée. Dans le cœur du dédale, les buffles bloquent les rickshaws dans les cris en tempête.
« Il y a une place là-haut, ce sera plus calme. »
L’Inde crie, les charrettes couinent de tous leurs essieux faussés… Des fillettes dans nos jambes tendent des mains sans doigts où fanent des fleurs pourries.
Un tournant encore et voici la place ; un arbre pousse au milieu et il fait frais soudain sous l’ombrage, un puits au centre cerné de cruches d’argile et de pots de cuivre. Aux balcons sculptés de statues de bodhisattva, des hommes fument des pipes à eau, assis sur le trépied de leurs fesses et de leurs talons.
Sur la margelle, les singes jouent languissamment.
« Louis aimait cet endroit. »
Pourquoi la rupture soudaine du pacte ? Nous nous étions promis de n’en pas parler, alors pourquoi ? Et pourquoi cela me peine-t-il ?
Je sais qu’elle ne l’aime pas assez pour tenter de retrouver avec moi les émotions qu’elle eut avec lui, car enfin, si tu l’aimais, Sanandra, tu n’aurais pas tari de questions à son sujet.
« C’est drôle, il faut que Louis vienne à Bénarès pour que, je me rende compte qu’il est capable d’aimer enfin quelque chose et quelqu’un. »
Une vache à cornes blanches et hautes comme des lyres fixe les berges du Gange du haut de l’à-pic des escaliers.
« Il a tout trouvé ici, dis-je, une ville, une vie et une femme. »
Elle caresse les flancs d’une cruche. Devant nous, des fillettes en guenilles se sont assises et tendent en un geste immobile leurs bouillies de fleurs. Elles pourraient rester ainsi des jours entiers.
« Vous ne vous ressemblez pas, dit-elle soudain.
— Je suis plus vieux que lui. »
Sanandra sourit.
« Je pense qu’il n’est pas plus jeune que vous. »
Mon Dieu. Je suis venu ici, de l’autre bout de la terre, et je m’entends dire cela, moi, Friquet, le roi de la Réussite Tout Terrain. Tu pourrais profiter du fleuve et de l’éternité de cette ville-sépulcre pour dresser un bilan de ta connerie de vie loupée, pour marquer un temps, faire le point ; mais non, penses-tu, bagatelles d’abord, fais le joli cœur, va, grand gâteux, fais le galant dans ce décor de fin du monde, dans les odeurs de charnier, cela te va bien, fais l’amoureux tandis que les prières montent en contrebas des boues de la rivière.
« Je ne le comprends pas, dis-je, et je le regrette de moins en moins. Je crois que nous sommes devenus indifférents. »
Le martèlement tamisé du quartier des ferblantiers envahit mes oreilles ; sur la gauche, ce sont les tanneurs, plus bas, les ébénistes, très haut au-dessus des dômes tournent les rapaces. Des chants encore.
« De toute façon, si je suis ici, c’est aussi parce que… »
Trop de salive soudain. Quelle chaleur !
« … parce que je voulais un peu me sortir du reste de la famille, ce n’était pas tellement pour lui rendre service. »
Voilà, je l’ai dit. Ça ne m’a rien coûté, c’est sorti parce que le soleil beurrait les pierres de la place, parce qu’il était bon soudain de vivre près d’elle, dans cet échafaudage périlleux qui croule doucement dans les eaux vertes des berges.
« Vous ne m’avez pas encore parlé d’elle, dit Sanandra.
— Qui, elle ?
— Votre femme. »
Simone en bigoudis et rouleaux de romans-photos sous chaque bras, assise face au Gange, les fesses sur un bûcher incandescent.
« Je n’en parle jamais beaucoup, dis-je, je n’ai guère d’inspiration à son sujet. Disons que Simone lit la presse du cœur, que ma fille Monique écoute la radio et que mon autre fils remue des haltères.
— Et vous, pendant ce temps ? »
Je m’étire. Le ciel est vert tout là-haut.
« Les Indes », dis-je.
Elle s’est détournée. Son profil me surprend toujours. Vingt-quatre heures qu’elle n’a pas cessé de me surprendre : la lèvre inférieure surtout, si ourlée, si parfaite, si… Pauvres types que nous sommés qui n’avons pas connu de femmes semblables !
Son sari phosphore dans l’ombre, polaire et ensoleillé. Je vais m’user le cœur si je te contemple trop. L’eau des jarres se reflète dans ses pupilles d’ombre, elle caresse les mousses aux jointures des pierres.
« Vous êtes un dur, dit-elle, et vous vous prenez pour un mou. »
Je ne veux pas t’aimer, Sanandra, avec tes vingt ans et mes passé quarante, avec tes trois mille ans de sagesse et de folles prières, avec tes dieux chantournés et incompréhensibles, avec le fleuve et les grands échassiers qui croisent dans le soir… Je ne veux pas t’aimer avec ta majesté, moi qui n’ai que ma cucuterie et mes emmerdements ; tu es l’Inde, Sanandra, que tu le veuilles ou non, tu te dresses pour l’éternité du monde tandis que je cavale après mes autobus de chaque petit matin.
« Regardez… »
Des éléphants sur l’autre berge. Ils ont la couleur des boues séchées, des palanquins sur leur dos grouillent de créatures brinquebalées.
« Ils viennent des montagnes, dit Sanandra, de la frontière du Népal ; ils ont pris les anciennes pistes. »
Elle fait une chose qui m’épate ; sans perdre la caravane des yeux, elle quitte ses sandales et pose ses pieds nus sur la pierre où elle est assise, hindoue jusqu’au bout des ongles.
La voici posée sur la margelle comme les autres, avec ce côté hibou sur la branche. Elle met son coude sur un genou et tend la main vers moi.
« Donne roupie, Frenchman. »
Elle psalmodie. Les fillettes rient à nos pieds.
Très haut, au-dessus de nos têtes, les singes traversent la rue, sautant d’un balcon à l’autre.
Tu plaisantes, tu joues dans ton sari de nacre, mais tu es des leurs, tu es faite pour ce ciel, pour ces rapaces nichés dans les minarets, pour cette malédiction superbe.
Tu es tant d’ici que j’en ai mal soudain.
La caravane, là-bas, bouge à peine ; ils vont vers l’amont, vers le pont de Malaviya, là où se trouvent les villes mortes.
Deux adolescents apparaissent. Ils rôdent autour de nous, les tempes grasses et plaquées, la langue rouge de bouillie de piments.
« Venez. »
Quelque chose se passe, elle est partie trop vite, quelque chose que je ne comprends pas.
Elle me regarde, rit et met sa main sous mon bras soudain. Personne n’a l’air plus idiot que moi en cet instant. Nous dévalons les hauts escaliers où coule l’urine des ânes et des chèvres entravées.
« Expliquez-moi. »
Elle se retourne. La ruelle est vide, un chien seulement, l’échine creuse, couleur de hyène.
« Vous avez du succès, dit-elle, ces garçons allaient vous tomber dessus. N’allez jamais écouter le sitar dans leur chambre.
— Votre petit copain de tout à l’heure n’avait donc pas tort ? Qu’est-ce que c’est que le sexe à Bénarès ? »
Son bras est là toujours sous le mien. Les garçons sont partis.
« Compliqué, dit-elle. Votre religion a jeté le voile dessus depuis deux mille ans, la nôtre a couvert ce pays de phallus et de fresques érotiques, et le résultat est le même. Nous sommes castrés, car l’amour est l’affaire des dieux.
— Reste la pédérastie.
— C’est une consolation. »
Marches de Shivala larges et dorées où grogne un troupeau de cochons sauvages ; la ville ruisselle d’or au-dessus de nos têtes.
« L’amour est dans l’art, dit-elle, nous l’avons creusé dans la pierre, il y est toujours. Enfoui. »
C’est vrai, il n’y a rien dans les yeux de ces hommes qui croisent Sanandra et ces femmes somptueuses ; pas un regard, ni lazzi ni sourire ni invite. Cela n’est pas affaire d’hommes : les dieux baisent pour nous.
La foule monte… Des visages, et celui à la moustache régulière et au front haut est parmi eux… En deux dimensions seulement… Passe-partout… Un intellectuel… Pourquoi est-ce que j’y pense soudain ? Pourquoi les yeux énormes se moquent-ils de moi à travers les colonnes et les ruelles de la ville ? Un morceau de papier… J’avais si bien fait de l’oublier… Et puis il y a l’autre, celui de l’odeur, de l’appareil photo, le tripoteur de diables… Est-ce qu’un lien les relie ? Lequel ? Un homme de générosité, d’intelligence et d’ironie, de l’autre ces fentes froides dans un visage lisse et féminin… Une silhouette comme il en passe dans les films… Il est pâle, fragile, et cette odeur précieuse et étrange. Que pourraient-ils avoir à faire l’un avec l’autre ?… Sanandra doit rester en dehors de tout cela, il ne faut pas que le monde nous dérange. Il n’y a aucune chaleur dans cet être, une bizarre pensée de métal dans un corps de coton…
« Prenons un rickshaw… Dépêchez-vous… »
Je cours et le fantôme lâche prise, vidé d’un coup dans la lumière de midi.
Temple des singes ; le temps stagne et se précipite.
Les pierres écarlates de Dourga plongent dans les eaux vertes de nénuphars que crèvent les fontaines. Derrière, dans la luxuriance des autels en cascade, une guenon mange des fleurs séchées.
Une femme au sari jaune tournesol secoue doucement une cloche, assise au ras des eaux immobiles. Des moines frottent les dalles de leurs roseaux mouillés, leurs crânes nus brillent dans ce midi d’été… Il me reste peu de jours… Les secondes meurent à jamais, c’est ici que je viens de le comprendre… Mon Dieu, Sanandra, que nos vies sont précieuses… Allons, Friquet, referme ta main, retiens quelque chose de tout cela, cramponne-toi aux bras ronds des déesses… Cette femme près de toi, arrête-la une fois au moins. Tu le sens bien qu’il se passe entre vous quelque chose qui change, que si elle se penche ainsi sur les eaux de cette vasque et te sourit dans ce soleil rose comme une fleur c’est que… Que quoi ? Qu’est-ce que tu crois ? Qu’est-ce que tu vas gâcher encore ? Qu’est-ce que tu vas foutre en l’air avec tes idées connes ; il n’y a rien en ce moment qu’un temple hindou posé sur un lac cerné de singes et de fleurs en colliers qui flottent, défaites et ondoyantes.
« Il faut enlever vos chaussures. »
Panique immédiate : est-ce que j’ai les pieds propres ?
Sanandra regarde mes orteils. Honte totale, dix petites saucisses blanchâtres mal ficelées. Elle a pris l’air sévère.
« Vous avez porté des chaussures trop serrées, étant enfant. »
Impression d’avoir une tare congénitale. C’est vrai que j’ai le panard minable : de vraies péniches de bureaucrate, des pieds qui ne respirent pas, des pieds idiots alors que ceux de Sanandra, bronzés et étroits, respirent la santé.
Elle rit de voir ma tête ; je dois avoir l’air effondré.
« Ce n’est pas très grave, dit-elle, n’en faites pas une maladie. »
Elle cesse de fixer mes doigts de pied, lève la tête et ajoute, parfaitement satisfaite :
« Vous avez pris un coup de soleil sur le nez. »
Eh bien, voilà : les pieds blancs et le nez rouge, le clown.
On rêve d’être Zinat Lahurabir, le Clark Gable de Bombay, et on se retrouve en Fratellini.
« Je suis heureux que vous me trouviez ravissant, dis-je. Et encore, vous n’avez rien vu : j’ai les fesses vertes et le nombril tatoué ; lorsque je fais la danse du ventre, on peut voir un voilier trois-mâts sombrer dans la tempête. »
Les yeux de Sanandra s’arrondissent.
« J’en étais sûre, dit-elle ; venez, je vais vous présenter à Ganesh, il adore les hommes tatoués. »
Nous entrons dans le temple. Abricot et vieux rose vacillent sous le tremblement des eaux planes. Au pied du tronc fibreux, des statues pâlissent sous l’érosion de l’été, déesses convulsées, vaches de marbre, guerriers d’ivoire, Dourga comme une vaste kermesse de ruines et de splendeurs défuntes. Un trou dans un mur bas, je m’accroupis à côté d’elle devant un soupirail cadenassé. A travers la grille brillent les lampes à huile, des fleurs en colliers cernent un bloc de pierre vaguement travaillé en forme d’éléphant, des traces de peinture s’attardent comme des plaques de fard séché.
« Ganesh, dit Sanandra, voici Jean-François.
— Très heureux », dis-je.
Je le regarde et me tourne vers elle.
« Il ne répond pas, je crains de ne pas lui être sympathique.
— Ganesh vous aime bien, dit-elle, rassurez-vous, il n’y a pas plus bon enfant que lui. »
« Voici Jean-François », cela m’a fait une chaleur soudaine, une bouffée comme un rideau qui s’entrouvre sur un spectacle que l’on n’attendait plus. Nos pieds clapotent dans les flaques tièdes. Le gardien se balance négligemment dans la zone d’ombre, hors de l’enfer du soleil.
« Une question, dis-je, lorsque j’ai les pieds nus, je ne me tiens plus d’audace : qu’est-ce que vous avez trouvé en mon fils qui ait retenu votre attention ? »
La femme en sari jaune s’éloigne brusquement au moment où je m’approche, j’étais pourtant encore loin, je ne comprends pas cette sorte d’effroi qui vient de s’emparer d’elle et qui la plaque au mur. Elle porte de lourds bracelets d’ivoire.
« Pourquoi a-t-elle peur ? »
Sanandra me tire vers les lourds portails où dorment les infirmes.
« C’est votre ombre », dit-elle.
Comprends pas.
« C’est une femme Nayer, elle est intouchable ; si son ombre touche la vôtre, elle vous souillera. Cela n’est rien encore, dans certaines régions on ne se parle pas d’une caste à l’autre à moins de trente mètres. Les Nayer ne sortent en général que la nuit. »
Je la regarde ; la femme a repris sa place et agite de nouveau sa cloche de bronze ; cela existe donc, des êtres pour lesquels le fait de seulement exister est une impureté.
« Nous partons ? »
Elle ne m’a pas répondu au sujet de Louis… Qu’importe.
Inlassablement, nos pas nous ramènent vers le fleuve. Je n’oublierai jamais ces couleurs et ces tambours ; nous descendons la rive, là où dorment les buffles… Entre les colonnes des temples, les felouques glissent… Elles bougent à peine, lourdes et lentes sur l’eau ; la voile unique est flasque, terreuse. Les bateliers dorment sous des toiles tendues et leurs corps se nappent de mouches au fil du fleuve qu’ils descendent sans gouvernail. Sur les balcons des palais, les enfants courent entre les statues, manœuvrant les fils invisibles de leurs cerfs-volants… Les cerfs-volants de Bénarès… ils planent dans les vents absents et seule la chaleur les maintient immobiles au-dessus des minarets et des dômes ; voici l’instant tendu de la journée, l’instant où coule, au plus haut degré de sa fusion, le plomb du soleil.
45 Daranagar Road.
J’aurais dû me méfier dès le départ et penser qu’hindoue ou pas hindoue, ravissante ou catastrophique, il y aurait toujours un moment où je me retrouverais à cavaler dans les rues, en train de jouer les messagers. Cela a commencé pour moi vers quatorze ans et demi, sur les berges de la Marne, à Charenton-le-Pont, au temps où il y avait encore des baignades. Amoureux fou d’une forte baigneuse musclée à maillot hermétique, qui avait vite compris la malléabilité de ma frêle nature, j’ai passé le mois d’août de cette année-là à transporter lettres, colis et divers messages à une ribambelle de copains et copines, entre Maisons-Alfort et Joinville-le-Pont… J’étais tombé sur une malade de l’envoi qui ignorait jusqu’à l’existence des P. T. T. Je compris par la suite qu’elle considérait chacune des courses qu’elle me faisait exécuter comme une preuve d’amour, donc de faiblesse. Le résultat est que je galopais en sueur d’une rive à l’autre, tandis que mes copains se prélassaient sous les ombrages et les charmilles des guinguettes.
Bizarrement, cela s’est produit deux ou trois fois encore au cours de mes amours adolescentes ; et j’en ai conclu que les femmes adoraient me faire porter des paquets. Je dois avoir une tête à ça. Je suis un facteur-né. Aucune surprise donc ce soir lorsque Sanandra m’a collé un colis dans les bras, en s’excusant de ne pas avoir pensé à l’envoyer, en espérant que ça ne me dérangerait pas, en soulignant que cela lui rendrait bien service et que la rue n’était pas difficile à trouver…
Me voici donc dans un rôle que je connais bien. Aucun problème, paraît-il, je suis attendu. Je me méfie, c’est quand il n’y a aucun problème prévu qu’on ne les attend pas et qu’ils se mettent à surgir.
Le soir est venu. Le taxi m’a laissé au début de la rue pour une raison que je n’ai pas très bien comprise. Il est parti vite avec la monnaie et en affolant un régiment de chiens.
La rue est bizarre, elle hésite entre l’écroulement total et une dignité dans le maintien de vieille aristocratie ruinée… Cela a dû être splendide autrefois… Difficile aujourd’hui de savoir s’il s’agit d’anciens parcs abandonnés ou de nouveaux terrains vagues. Pas une plaque. Intéressant de savoir que je vais au 45, mais ce serait vraiment trop simple qu’il y ait des numéros. Des enfants sur des monticules… Il y a des locomotives là-bas tout au bout de la plaine… des silhouettes d’encre sur l’horizon rose-vomi.
En plus, je ne dois pas être en retard chez Cenderelli. Nous sortons ce soir… « A peu près au milieu de la rue. » J’y suis à dix mètres près… Un monsieur à cheveux blancs. Merde, j’ai oublié le nom. Je ne sais même plus si elle me l’a dit. C’est l’un de ses profs… Elle doit lui remettre des documents. Rien de plus lourd que des documents. S’il ne me guette pas, je suis dans de beaux draps : rue inconnue d’une ville inconnue, j’y cherche le numéro invisible d’une maison à locataire anonyme. Pas de panique, Friquet… Et toujours cette impression d’être guetté… Enfin, ça, ce n’est pas neuf, ça doit dater de la maternelle. Mais ici il faut dire qu’avec les turbans et les yeux de-braise ça sent l’espion à pleines narines et…
« Monsieur Varnier… »
Je fais la tête qu’aurait faite le découvreur de l’Amérique si on l’avait accueilli avec des pancartes Vive Christophe Colomb…
L’homme est confondu avec le péristyle, il se courbe pour ne pas toucher les branches basses d’un figuier, l’odeur est forte, légèrement écœurante, un parfum de racines et de terres remuées. Les cheveux blancs phosphorent. Ils ont des tignasses splendides dans le pays.
« Sanandra Khanna m’a prévenu par téléphone. Je vous ai vu chercher de loin. »
Ouf… C’est vrai qu’après tout j’ai des qualités de messager. Varnier-Service express, en direct de l’expéditeur au destinataire, célérité et discrétion.
Je le vois mal, un visage émacié, cette délicatesse infinie des visages indiens, la chemise est blanche comme la chevelure, la face fait une interruption sombre entre les deux clartés.
« Vous trouverez facilement des rickshaws sur Changani, vous allez sur la droite. »
Immobilité. Il pourrait dire merci. Il ne va tout de même pas me donner un reçu. J’ai l’air d’attendre un pourboire.
Je secoue sur mes épaules une sacoche imaginaire.
« Au revoir, monsieur. »
Lueur d’une lampe à huile dans un couloir, un mur vert moisi, l’ombre d’une tenture, et c’est le noir à nouveau. L’homme aux cheveux blancs n’est plus là.
Au-dessus de mon nez, deux chiffres au pinceau maladroit : 45.
Eh bien, voilà, pas plus difficile que ça… Impression bizarre qui subsiste… Il faut que je me débarrasse de cette foutue habitude d’éprouver des impressions bizarres pour les choses les plus naturelles de l’univers…
Mon pas résonne. L’agent spécial Friquet 001 rentre au bercail, sa mission accomplie… Des ennemis le guettent-ils dans l’ombre ? Derrière cette façade à demi éboulée, des hommes, étouffant les lueurs trop vives de leurs poignards, ne l’attendent-ils pas pour l’assaillir ? Ne vont-ils pas s’élancer silencieusement ?… Bon, allez, arrête-toi, tu vas te coller la trouille tout seul…
Un rickshaw là-bas. Je saute dedans.
Enfant, j’aimais le bruit des pneus de vélo sur l’asphalte. Désormais, il se liera dans ma mémoire avec le halètement de ces vieillards étiques et pédaleurs. Il oscille et murmure quelque chose, se retourne.
Je me redresse sur mon siège de rotin. Que veut-il ?
Il désigne quelque chose derrière moi.
Il y a une voiture à dix mètres. La batterie doit être à bout, les phares sont imperceptibles, semblables à des flammes de bougie. Elle roule en sourdine.
Le rickshaw pédale en furie. La voiture accélère à son tour. C’est une américaine, je distingue mal la calandre, une Dodge sans doute, un vieux modèle.
Qu’est-ce qu’ils veulent ? Les phares se sont collés à dix centimètres des roues de mon rickshaw, je peux en me baissant toucher le capot…
Mon conducteur s’arrête, se range presque. La voiture ne double pas.
Nous restons une pleine seconde immobiles dans la rue vide.
Ça y est, ça me prend au ventre, je vais sauter, courir, mais tout est si sombre, un quartier de parcs déserts.
Calme. Calme-toi… C’est un jeu, rien d’autre… Absolument rien d’autre, des types qui s’amusent, cela n’a aucun sens, ils ne sont pas pressés, c’est tout.
Le vieux monte sur les pédales et s’arrache de tout son faible poids… La sueur me brûle les yeux, le barrage des sourcils est dépassé… Un frisson derrière : il n’y a plus rien, la voiture a dû tourner dans une allée latérale.
Plus rien que le crissement des pneus dans le vent humide qui balaie le front de la nuit…
Aucun sens. Cela n’avait aucun sens et ne compte pas.
Longtemps que je n’avais vu un glaçon rester plus de dix secondes dans un verre ; d’ordinaire, ils sont déjà fondus avant même de toucher la surface du whisky.
On est bien chez Cenderelli. La pluie bat contre les vitres.
Ce type vit comme un nabab ; dans les allées du jardin, trois jardiniers somnolent dans les mauvaises herbes ; il a une femme de ménage, un chauffeur et un cuisinier. Le personnel, explique-t-il, est un luxe que même les pauvres peuvent se permettre ; rien n’est moins cher ici que la main-d’œuvre, nourrissez-la et elle fonctionne.
Dans la grande avenue extérieure, les villas luisaient sous la pluie, le ciel se fanait dans une orgie réséda, les roues du rickshaw soulevaient des gerbes d’eau fumante, cela ressemblait à un vieux film en couleurs déteintes qui se serait appelé Espionnage en Asie. J’ai couru entre les flaques jusqu’à la sonnette. Une fille en jean pâle et chemise d’homme est venue m’ouvrir, c’était Sanandra ; je lui ai demandé ce qu’elle pensait de Bénarès.
« Extraordinairement pittoresque, mais qu’est-ce que ces gens-là sont sales, je me demande comment ils peuvent vivre ainsi… »
Cenderelli était là avec des verres bourrés d’alcool jusqu’à la gueule, sa panse tressautait, il avait l’air tellement ravi que j’ai eu l’impression de retrouver un vieux copain, perdu de vue depuis dix ans. Sur un long canapé rampant le long des baies vitrées, il y avait un Indien minuscule en costume de pompes funèbres, un étudiant en littérature étrangère que Sanandra n’a pas eu le temps de me présenter : il m’a bondi dessus comme un chat-tigre en me balançant une flopée de phrases où surnageaient les noms de Picasso, Apollinaire, Mac Orlan, Modigliani, Aragon et la place du Tertre. Je me suis écroulé dans les coussins du nabab. L’autre poursuivait. Un fou de Paris. Ça, c’est ma veine, je franchis la moitié de la terre et je tombe sur un hurluberlu qui me demande avec anxiété si le Moulin-Rouge existe toujours.
La première fois que je la vois habillée à l’européenne. A l’aise comme à une terrasse du Quartier latin. Je me trompe ou elle a l’air de se foutre de moi. Elle lève son verre vers moi et chuchote :
« A la vôtre, beau-papa. »
Je crache mon whisky par les oreilles. La pièce devient rouge puis disparaît. Lorsque j’aspire une première gorgée d’air avec un sifflement de pompe désamorcée, les deux hommes me tapent dans le dos avec ensemble.
« Indian whisky, dit Antoine, c’est assez fort. »
Assez en effet, un mélange de T. N. T. et de poivre de Cayenne, mais c’est le « beau-papa » qui a été le détonateur.
« … et c’est en effet sur le boulevard Pereire que l’on pouvait trouver jusqu’au début des années 30 les plus grands hôtels particuliers, dont celui de Sarah Bernhardt qui…
— Ecoute, coupe Sanandra, M. Varnier n’est pas venu en Inde pour t’entendre parler de la Belle Epoque sur la rive droite.
— Mais c’est ma spécialité, gémit Kabir (il s’appelle Kabir). Pour une fois que… »
Dans la pièce immense et claire flotte soudain un parfum de viande et d’aromates époustouflant.
Mes narines s’écarquillent.
« Seigneur, qu’est-ce que c’est que ça ! »
Le ventre d’Antoine se tend de satisfaction, son sourire de matador s’élargit ; cet homme est la personnification du bien-être et de la gourmandise.
Sanandra lève un doigt professoral.
« Ce sont les premiers effluves des agapes futures : M. Cenderelli a le meilleur cuisinier de l’Uttar Pradesh.
— Disons de la plaine indo-gangétique et n’en parlons plus, susurre le journaliste avec une pudeur effarouchée.
— Quant au quartier près de la Trinité où se trouve actuellement le musée Gustave Moreau…
— Vous allez manger la spécialité du pays : le poulet aux mangues à la sauce curry ; Benandra l’a fait mariner dans la cannelle pendant trois jours. Je me demande si je ne me suis pas installé dans ce pays uniquement pour sa cuisine. Un peu de whisky en attendant… »
Grande salle claire, les balcons brillent sous la pluie incessante. La nuit est venue, aux murs des gravures persanes, ce type a au moins trois cents mètres carrés d’appartement. L’odeur flotte toujours, noix muscade, piments doux, j’en salive tandis qu’Antoine, l’estomac sur les genoux, achève de vider sa bouteille d’eau-de-feu et m’explique la politique indienne.
« Vous êtes ici dans un des rares pays du monde qui n’importe strictement rien. Vous me direz que nous ne nous suffisons pas à nous-mêmes, mais peu à peu l’industrie s’édifie ; il y a l’empire Tata, des frères qui produisent plus de camions que votre Saviem. Quant à l’électronique, ça peut vous surprendre, mais, si vous voyiez les usines dans le Bengalore, vous vous apercevriez qu’I. T. T. peut commencer à avoir des sueurs froides… »
Il parle et une autre Inde se déploie, moderne, laquée, hygiénique, technicienne ; parle-t-il du même pays que celui que je visite depuis deux jours ?… Mais c’est vrai ce que disait hier Sanandra : ce gros homme un peu ridicule connaît son affaire.
« … le parti communiste est très important, il y en a deux en fait, l’un dépendant de Moscou et l’autre totalement indépendant ; leurs rapports sont étranges, il faudrait que je réunisse les notes que j’ai prises sur ce problème, mais le soleil m’en empêche, et puis qui s’intéresse à la politique intérieure indienne à Paris ? Je ne trouverais pas un éditeur.
— Comment un pays où la religion est si présente peut-il accepter, en partie tout au moins, le marxisme ? »
Antoine Cenderelli boit ; il doit en être à son sixième verre. Il pourrait être en cet instant un patron de bistrot affalé à une terrasse à Bastia ou Ajaccio, un physique pour la pétanque et le pastis, et lorsqu’il parle de l’Inde il dit « nous ». Je commence à aimer Antoine.
« Sanandra va vous expliquer ça, c’est son rayon. »
Je la regarde, surpris. Elle m’apprend qu’elle a milité un moment à l’Université dans un mouvement libéral.
« Les attentats sont nombreux, le modèle vient d’Europe ; beaucoup des chefs sont fascinés par les techniques de prises d’otages de R. F. A. et de chantages à la bombe. »
Une Inde politique vivante, exaltée, aussi vraie que celle des gourous et des lépreux.
« L’extrême droite est puissante, elle cherche la disparition du système des fédérations et le retour des princes. »
On sonne, c’est le dernier invité. Il entre. Nous levons les bras au ciel ensemble. C’est mon Catalan, l’air plus hindou que jamais ; il est trempé comme une soupe, a déjà vingt-cinq colliers autour du cou, des bagues à tous les doigts. Il cliquette sous les bracelets et m’explique qu’il ne sait refuser les offres des marchands. Il a en plus de ses achats fait huit cents photos en deux jours qu’il espère vendre à une agence française.
Sa barbiche frémit sous l’assaut des vapeurs culinaires ; il ressemble à un baril de poudre.
« Oh ! oh ! fait-il, oh ! oh, oh ! »
Il s’enfile un whisky, agite ses jambes, bondit en l’air et clame :
« Le poulet aux mangues ! Je me demande si le gingembre n’a pas été oublié, je vais voir ça. »
Il s’envole vers les cuisines. Antoine tente de le retenir, mais sa panse est trop lourde. Sanandra le manque d’un cheveu.
« Arrêtez-vous ! »
Trop tard, le fakir de Barcelone a disparu à l’office.
Sanandra, consternée, regarde Antoine effondré. Je ne comprends pas.
Enorme bruit de marmites venant de l’est.
Silence total.
Echange de regards. Même le spécialiste de la Butte Montmartre s’est tu. Un pas résonne, accablé.
Revoici mon fakir. Comme au ralenti, il vient s’asseoir à mes côtés. Il a vu tous les spectres de l’Inde pour être aussi blanc. Il me regarde comme si j’étais le premier bipède à entrer dans son champ de vision.
« Mais que s’est-il passé ? »
Il toussote et sa voix sort, fluette et blanche « Il a tout foutu à la poubelle. »
Antoine Cenderelli gémit doucement dans l’ombre.
« Qui il ?
— Le cuisinier. Dès qu’il m’a vu, il a tout viré d’un coup. »
Eberlué, je regarde Antoine qui se lève, tragique. Il va chanter La Tosca ou dire du Victor Hugo.
« Mes enfants, dit-il, deux mots d’explication ; Benandra est, comme vous n’avez pu, hélas ! que le sentir, le meilleur cuisinier qui soit. Pour notre malheur, il est aussi brahmane.
— Les brahmanes sont souvent cuisiniers, intervient Sanandra, la préparation de la nourriture est un phénomène sacré, la cuisine devient alors une sorte de temple ; si y pénètre un impur, tout est souillé. Et, pour un brahmane, tout ce qui n’est pas brahmane est impur. »
Les yeux se tournent vers le fakir qui se recroqueville. Mon doigt se tend vers lui, accusateur.
« Voici le coupable, l’homme qui nous a privés du meilleur poulet aux mangues qui soit.
— Qu’est-ce qu’on va manger alors ? » balbutie-t-il.
Antoine Cenderelli ressemble de plus en plus à Œdipe roi mélangé au fantôme du père d’Hamlet.
« Et ce n’est pas le plus grave », dit-il.
La pluie derrière nous continue, monotone, insensible aux drames humains.
La voix du journaliste martèle les mots :
« Benandra n’acceptera de revenir que lorsque les murs de la cuisine auront été repeints et le matériel lavé. Comme je ne veux pas me priver de ses services, je vais vous demander votre aide ; j’ai tout ce qu’il faut à la cave, la chose s’étant déjà produite deux fois. »
Et c’est ainsi que se passent les nuits à Bénarès, un pinceau d’une main, un sandwich de l’autre, à barbouiller les murs, assis sur des papiers journaux ou debout sur un escabeau. Jordi, le fakir, fait des photos, Antoine rissole des omelettes en série, Kabir entame la deuxième couche du plafond, je fignole les gonds des portes, Sanandra qui a renversé un pot a une demi jambe bleue et des fous rires intermittents.
Demain, nous irons visiter un palais. Troisième jour. Je ne partirai jamais d’ici.